CHAPITRE DEUX

Le déplaisir et le soupçon se lurent brièvement sur le beau visage marmoréen du prieur quand il apprit que sa délégation allait être augmentée. L’assurance malicieuse de Cadfael l’ennuyait mais sans qu’il pût reprocher à ce dernier un mot ou un regard déplacé, ni aucune atteinte à sa dignité. Il n’avait aucun reproche à faire à frère John, mais sa tignasse rousse, son exubérance, sa façon de donner de la vie aux vieux martyrs dont il lisait l’histoire étaient assez offensantes en elles-mêmes, et dérangeaient la sensibilité d’esthète du prieur. Mais puisque l’abbé avait décrété innocemment qu’on les emmènerait aussi, il fallait bien reconnaître qu’un homme parlant couramment gallois s’avérerait indispensable à un moment ou à un autre ; le prieur accepta cette décision sans mot dire, en s’efforçant de faire bon visage.

Ils se mirent en route dès que le reliquaire en chêne poli incrusté d’argent – qui montrait bien que tous les honneurs seraient rendus à Winifred dans sa nouvelle châsse – fut prêt. Pendant la troisième semaine de mai, ils arrivèrent à Bangor et racontèrent toute l’histoire à l’évêque David, qui les écouta avec sympathie, et donna volontiers son accord pour la translation de sainte Winifred, à condition que le prince Owain, régent de Gwynedd du fait de la mauvaise santé du roi son père, ne s’y opposât pas.

A Aber ils tombèrent sur le prince, qui se montra également compréhensif, car non seulement il leur donna son accord, mais il les envoya à Gwytherin par le plus court chemin sous la conduite de son chapelain, le seul de ses clercs qui parlât anglais. Et il les recommanda aussi auprès du prêtre de la paroisse. Nanti de cette double bénédiction royale et épiscopale, le prieur – un peu trop facilement persuadé que tout irait pour le mieux jusqu’au triomphe final – emmena sa petite troupe vers la dernière étape de leur voyage.

Ils quittèrent la vallée de la Conway à Llanwrst. Après les cascades, ils passèrent l’Elwy et par les bois profonds se dirigèrent vers le sud-est ; franchissant un autre plateau ils redescendirent vers la vallée supérieure d’une autre rivière ; sur ses bords, on trouvait des noues[5], et une bande étroite de champs cultivés, le long de pentes protégées par la forêt, au-dessus de ces verts pâturages. On avait déjà semé dans les champs ; çà et là des vergers fleurissaient. En dessous, là où les bois avaient laissé place à un amphithéâtre de verdure, il y avait une petite église de pierre blanchie à la chaux, toute brillante, avec une petite maison en bois à côté.

— Voici le but de votre pèlerinage, déclara Urien, le chapelain, petit homme élégant qui ressemblait plus à un ambassadeur qu’à un prêtre.

— Ainsi c’est Gwytherin ? demanda le prieur.

— C’est l’église de Gwytherin et la maison du prêtre. La paroisse s’étend sur plusieurs milles dans la vallée, et à un mille au plus le long de la Cledwen sur les deux rives. Nos villages ne sont pas regroupés comme en Angleterre. Les terrains de chasse sont nombreux mais la bonne terre arable est rare. Chacun fait de son mieux pour cultiver ses champs et garder son gibier.

— C’est un bel endroit, dit le sous-prieur, sincère.

En effet, au-delà de la rivière, de colline boisée en colline boisée, en ce beau printemps, une infinité de verts apparaissait, et les prairies inondées étaient semblables à un collier d’émeraudes parsemé d’argent et de lapis-lazuli.

— Oui, une belle terre reconnut Urien pratique, mais difficile à travailler. Regardez là-bas, le bouvier et ses boeufs qui s’efforcent d’ouvrir un nouveau terrain, maintenant que tout le reste est planté. Regardez l’effort que font les bêtes.

De l’autre côté de la rivière, au loin, les sillons déjà creusés serpentaient le long du coteau entre les champs cultivés et les arbres penchés traçant leurs signes bruns à flanc de colline, et sur un sillon plus haut, pas encore terminé, les boeufs s’appuyèrent au joug et tirèrent de toutes leurs forces : derrière eux le laboureur fit sa part de travail en y mettant aussi la sienne. A côté de l’attelage de tête un homme marchait à reculons, bougeant doucement les bras, son aiguillon, inutile, était comme une baguette magique, et ses appels aigus et clairs s’élevaient, enjôleurs. Les bêtes s’efforçaient d’aller vers lui, avançant à pleine puissance. La terre nouvellement retournée brillait, humide, au soleil.

— C’est un pays dur, dit Urien, en connaisseur, poussant son cheval dans la pente menant à l’église. Venez, je vais vous présenter au père Huw, et veiller à ce qu’on vous reçoive bien.

Ils le suivirent sur un chemin vert qui se faufilait dans les collines, et bientôt, ils perdirent de vue la vallée parmi les arbres épars et fleuris. Une maison apparaissait parfois dans les bois, entourée d’un petit jardin, pour disparaître aussitôt.

— Vous avez vu ? souffla frère John à l’oreille de Cadfael, les bêtes ne cherchaient pas à fuir l’aiguillon, elles voulaient seulement le suivre, pour lui faire plaisir. Quel travail ! J’aimerais savoir faire ça !

— C’est aussi dur pour l’homme que pour les bêtes, répondit Cadfael.

— Mais c’est elles qui voulaient le suivre, de leur plein gré. Des disciples dévoués pourraient-ils faire mieux ? Vous n’allez pas me dire qu’il n’aime pas ce qu’il fait ?

— Si, et Dieu aussi qui le voit désireux de Le servir, reconnut Cadfael. Tais-toi maintenant, on est à peine arrivés. On aura l’occasion de regarder autour de nous.

Ils étaient dans une petite clairière d’herbe et de potagers. L’église de pierre avec sa tourelle et sa petite cloche bien visible était d’une blancheur bleuâtre aveuglante, parmi ce vert tendre. Un petit homme trapu sortit d’un carré de choux nouvellement plantés abrité par la maison ; il avait une robe de bure remontée jusqu’aux genoux, et de solides jambes brunes ; son épaisse chevelure bouclée et sa barbe brune cachaient à moitié un large visage tanné où s’écarquillaient deux grands yeux bleu sombre, pleins d’étonnement.

Il sortit rapidement, s’essuyant les mains à sa robe. De plus près, ses yeux étaient encore plus grands, plus bleus et plus étonnés que jamais, et son regard était aussi timide que celui d’un faon.

— Bonjour, père Huw, dit Urien, arrêtant son cheval devant lui, je vous amène des hôtes distingués d’Angleterre, ils sont venus pour quelque chose d’important concernant l’église, et ils ont la bénédiction du prince et de l’évêque.

Quand ils avaient débouché dans la clairière, seul le prêtre était visible, mais quand Urien eut fini de parler, une vingtaine de silhouettes silencieuses étaient soudain apparues, formant prudemment autour de leur pasteur un demi-cercle silencieux. A en juger par l’air inquiet du père Huw, il se demandait sûrement combien de ces étrangers sa modeste demeure pourrait abriter, combien de nourriture il y avait dans son garde-manger pour nourrir ces gens, et où il pourrait bien se procurer ce qui lui manquerait. Mais pas question de ne pas les accueillir – un hôte était sacré, – ni de leur demander la durée de leur séjour, même si cela devait le ruiner.

— Ma pauvre maison est à la disposition de ces révérends pères, dit-il, et moi-même suis à leur service. Vous venez d’Aber ?

— Oui, dit Urien, de chez le prince Owain où je dois retourner ce soir même. Je ne suis que le héraut de ces Bénédictins, qui sont ici pour une mission sacrée, et quand je vous aurai dit ce qu’ils veulent, je les laisserai entre vos mains.

Il les présenta individuellement, en commençant par le prieur.

— Rien à craindre après mon départ ; frère Cadfael ici présent est originaire de Gwynedd et parle gallois comme vous et moi.

Huw parut immédiatement soulagé, mais au cas où il aurait eu un doute, Cadfael le gratifia de quelques mots rapides et amicaux dans cette langue, ce qui eut pour effet... de provoquer le doute et l’insécurité dans le regard gris du prieur qui ne manquait en général pas d’assurance.

— Soyez les bienvenus dans ma modeste demeure que votre présence honore, dit Huw.

Regardant rapidement les chevaux, les mules et leur chargement, il appela, sans se retourner, deux villageois. Un ancien, aux cheveux clairsemés, et un garçon bronzé d’une dizaine d’années s’avancèrent aussitôt.

— Ianto, aide ce bon frère à abreuver ses bêtes, ordonna-t-il, et emmène-les dans le petit paddock ; nous verrons ensuite dans quelle écurie les mettre. Edwin, cours dire à Marared que nous avons des invités, et aide-la à apporter de l’eau et du vin.

Ils se hâtèrent d’obéir, et plusieurs autres qui s’étaient réunis là – hommes bronzés aux jambes nues, femmes minces et brunes, enfants à demi nus – se parlèrent doucement, puis les femmes s’en allèrent vers leurs feux de bois et leurs fours à pain pour apporter leur contribution à l’hospitalité de Gwytherin.

— Puisqu’il fait si doux, dit Huw, leur faisant signe de pénétrer dans le petit enclos de son jardin, vous préférerez peut-être vous asseoir dans le verger. Il y a une table et des bancs. En été, je vis dehors. Quand les jours seront plus courts et les nuits plus froides, il sera temps de rentrer et de faire du feu.

Sa tenure était petite, et il n’était pas riche, mais il était bon jardinier et prenait grand soin de ses arbres fruitiers. Cadfael apprécia le travail. Et pour un célibataire, apparemment heureux de l’être – c’était plutôt rare parmi les prêtres celtes – sa petite maison et son jardin étaient parfaitement tenus ; il leur présenta, lui appartenant à lui ou à ses paroissiens avec lesquels il partageait beaucoup de choses, des tranchoirs de bois très propres et du bon pain, ainsi que des cornes à boire très convenables pour son âpre vin rouge. Il fit son devoir d’hôte avec une humble dignité. Le petit Edwin revint, accompagné d’une vieille femme pleine de vie : c’était la voisine de Huw qui apportait la boisson et la nourriture. Et tout le temps que les visiteurs furent assis au soleil, plusieurs habitants de Gwytherin, malgré l’étendue de la paroisse, s’arrangèrent pour passer, mine de rien, devant la barrière du verger et regarder attentivement les nouveaux arrivants. Ce n’était pas tous les jours ni même tous les ans qu’ils avaient une visite aussi palpitante. Chaque paroissien saurait avant la fin de la journée que non seulement les moines de Shrewsbury étaient les hôtes de Huw mais aussi combien ils étaient, l’allure qu’ils avaient, comme leurs mules et leurs chevaux étaient beaux, et par-dessus le marché, pourquoi ils étaient là probablement. Mais tout cela se fit dans la discrétion et la courtoisie les plus parfaites.

— Eh bien, puisque maître Urien doit retourner à Aber, dit Huw quand ils eurent fini de manger, et qu’ils furent confortablement installés, j’aimerais qu’il m’explique en quoi je puis être utile à mes frères de Shrewsbury, afin qu’il soit bien sûr que nous nous comprenions, avant son départ. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

Urien répéta l’histoire telle qu’il l’avait entendue, et le prieur l’enjoliva tant que frère John finit par s’ennuyer et s’agiter. L’oeil vif et l’oreille tendue, il se mit à regarder les gens qui passaient devant la barrière. Il n’était peut-être pas aussi discret qu’eux. Il y avait de bien jolies filles dans le lot. Celle qui passait maintenant, par exemple, à pas lents et gracieux – elle se savait observée ! – avec sur l’épaule sa longue et lourde tresse, couleur de chêne poli, d’un léger brun soyeux, avec même de petites taches d’argent comme les veines du chêne.

— Et l’évêque accepte votre proposition ? s’enquit Huw après une longue minute de silence, d’une voix où l’étonnement et le doute s’entendaient.

— L’évêque et le prince ont donné leur accord. (A ce stade, le prieur devenait nerveux si on faisait seulement allusion à l’éventualité d’un problème.) Les présages ne nous ont pas trompés quand même ? Sainte Winifred est bien là ? Elle a passé ici le reste de sa vie ? Et elle y a bien été enterrée ?

Huw dit oui avec une intonation si curieuse, pleine de prudence, voire de répugnance, que Cadfael se dit qu’il essayait de se rappeler exactement où elle était, et dans quel état était sa tombe, alors qu’il n’avait pas pensé à elle depuis si longtemps.

— Elle est ici, au cimetière ? s’enquit Cadfael, désignant la petite église blanchie à la chaux qui brillait au soleil.

— Non, répondit Huw, soulagé de n’avoir pas à dire tout de suite où elle était. Cette église n’existait pas de son temps. Sa tombe est dans le vieux cimetière, près de l’église en bois sur la colline, à un peu plus d’un mille. On ne l’utilise plus depuis longtemps. Oui, les augures vous favorisent, et Winifred est bien ici, à Gwytherin. Mais...

— Mais ? fit le prieur, mécontent. Nous avons la bénédiction de l’évêque et du prince, qui nous ont recommandés à vous. De plus, nous savons, et ils le reconnaissent, que sainte Winifred a été bien négligée parmi vous. Elle veut peut-être aller là où on l’honorera mieux.

— Dans mon église, dit Huw humblement, je n’ai jamais entendu dire que les saints voulaient être honorés pour eux-mêmes, mais plutôt pour honorer Dieu. Et je n’essaierai pas de savoir ce que désire sainte Winifred sur ce point. Que votre maison souhaite lui rendre honneur à elle, c’est très bien, mais c’est une autre histoire... Quand un miracle la ramena à la vie, c’est ici qu’elle a vécu et pas ailleurs. Elle est morte ici pour la seconde fois, elle est enterrée ici, et même si mes ouailles l’ont négligée, ce sont de pauvres pécheurs, ils ont toujours su qu’elle était parmi eux, et si besoin est, qu’ils pouvaient compter sur elle ; pour un saint gallois je pense que c’est essentiel. Le prince et l’évêque – que je respecte l’un et l’autre – ne comprennent peut-être pas ce qu’éprouveront ceux dont j’ai la charge si on déterre leur sainte et qu’on l’emmène en Angleterre. Cela importe peu, sûrement, à ces deux princes ; une sainte est une sainte, où qu’elle soit. Mais je vous le dis franchement, les gens de Gwytherin ne vont pas apprécier du tout !

Cadfael, ému dans son atavisme gallois par cette éloquence toute simple, devança Urien, et traduisit, déclamant comme un barde.

En plein élan, il détourna les yeux de ces visages qui le troublaient pour les poser sur un autre encore plus troublant. La jeune fille aux cheveux brillants couleur de chêne poli repassait devant la barrière, et ce qu’elle avait entendu lui avait tellement plu, ainsi que la véhémence du discours, qu’elle en avait cessé de marcher pendant un instant ; elle regardait fixement la scène ; son visage à la peau de pêche était radieux et sa bouche, tels deux pétales de roses, riait. Fascinée, elle observait Cadfael, et John la regardait, charmé.

Cadfael les vit tous deux, et il en fut ébloui. Mais tout de suite, elle se reprit, rougit d’une façon charmante et s’éloigna hâtivement. Elle était partie depuis longtemps que frère John en était encore bouche bée.

— Est-ce vraiment important ? interrogea le prieur, avec une douceur menaçante. Votre prince et votre évêque se sont exprimés clairement. Inutile de consulter vos paroissiens.

Là encore, Cadfael traduisit, Urien préférant rester neutre et muet.

— Impossible, répliqua fermement Huw, se sachant en terrain solide. Dans quelque chose d’aussi important pour toute la paroisse, rien ne saurait se faire sans convoquer les hommes libres, et leur exposer publiquement le problème. Sans doute, on respectera le voeu du prince et de l’évêque, mais malgré cela, il faut consulter le peuple, pour qu’il se prononce. Je convoquerai l’assemblée pour demain. Vous ne pourrez réussir que si vous obtenez le consentement de tous.

— Il a raison, approuva Urien soutenant le regard austère du prieur, passablement vexé. Vous ferez bien de vous faire des amis des habitants de Gwytherin, malgré ce qu’ont pu vous dire le prince et l’évêque. Ils sont satisfaits d’eux, et les respectent, alors ne craignez pas de perdre un peu de temps.

Robert accepta à la fois l’avertissement et l’assurance implicite de la réussite finale. Il sentait qu’il lui fallait un peu de calme pour préparer sa stratégie et ses arguments. Quand Urien se leva pour prendre congé, après avoir scrupuleusement rempli sa mission, le prieur se leva aussi, dominant les autres de sa haute taille, et joignit les mains, résigné.

— Il nous reste deux heures d’ici vêpres, dit-il après avoir jeté un coup d’oeil au soleil. J’aimerais me retirer dans votre église pour y méditer et prier Dieu de m’inspirer. Frère Cadfael, restez donc avec le père Huw, afin de l’aider à prendre les dispositions nécessaires ; vous, frère John, emmenez les chevaux où il vous le dira et veillez à ce qu’on s’en occupe. Les autres viendront prier avec moi afin que nous menions à bien notre mission.

Il s’éloigna, grand et majestueux, et dut baisser sa belle tête aux cheveux argentés pour passer la voûte basse à l’entrée de l’église, suivi de Richard, Jérôme et Columbanus. Ils ne passeraient pas tout leur temps à prier. Ils réfléchiraient aux arguments susceptibles de convaincre la libre assemblée du père Huw, ou aux articles de droit canon qui la forceraient implicitement à se soumettre.

Frère John regarda la noble tête argentée se baisser dignement, juste assez pour passer sous la voûte de pierre et il exhala un soupir qui tenait aussi du fou rire étouffé, comme s’il avait prié pour que Robert manque son coup et se cogne. Avec le voyage, l’exercice qu’il avait pris et cette vie au grand air, il avait l’air plus en forme que jamais.

— Depuis le temps que j’attendais d’essayer ce gris pommelé, dit-il. Richard le monte comme un sac à patates. J’espère que l’écurie du père Huw n’est pas trop près.

Il semble que le prêtre avait prévu de demander ce service à deux de ses paroissiens les plus riches, et les plus proches, mais vu les distances entre les maisons, typiques du pays de Galles, leurs demeures étaient disséminées dans la vallée et la forêt.

— Je donnerai ma maison au prieur et au sous-prieur, naturellement, dit-il, et j’irai dormir dans mon grenier au-dessus de l’étable. Quant aux bêtes, mon pré est trop petit, et je n’ai pas d’écurie, mais Bened le forgeron a un bon pâturage au-dessus des noues et une écurie avec une soupente, pour ce jeune moine, s’il n’a pas d’objection à loger à près d’un mille de ses collègues. Pour vous et vos deux compagnons, frère Cadfael, il y a une maison toute prête à un demi-mille d’ici, en passant par les bois, chez Cadwallon qui a une des plus grandes propriétés de la région.

La perspective d’être logé avec Jérôme et Columbanus enthousiasma fort peu Cadfael.

— Puisque je suis le seul d’entre nous à parler couramment gallois, dit-il avec tact, j’aimerais rester près du prieur. Avec votre permission, Huw, je partagerai votre grenier, et j’y serai très bien.

— A votre aise, dit simplement Huw, j’en serai ravi. Et maintenant je vais montrer à ce garçon comment aller chez le forgeron.

— Et moi, dit Cadfael, si vous n’avez plus besoin de moi – ce jeune homme arrivera bien à se faire comprendre d’une manière ou d’une autre – je ferai une partie du chemin avec Urien. Et si je peux lier connaissance avec vos ouailles, tant mieux, car elles me plaisent et leur vallée aussi.

Frère John sortit du petit pré, conduisant les deux chevaux, et suivi par les mules. En les voyant, le regard de Huw brilla presque autant que celui de John, et il caressa des yeux leur encolure et leurs épaules.

— Ça fait si longtemps que je n’ai pas monté un bon cheval, dit-il, songeur.

— Alors ne vous gênez pas, mon père, dit John comprenant d’instinct, montez ! Tenez, si le rouan vous plaît !

Réunissant les mains, il aida le prêtre, ébloui, ravi, à se mettre en selle. Il enfourcha lui-même le gris, et se mit à ses côtés, au cas où son aîné aurait besoin d’un coup de main, mais le Gallois avait encore des jambes. Il n’avait rien oublié.

— Bravo ! s’exclama John avec un grand rire. On va bien s’entendre tous les deux, et on finira par une course !

Urien, vérifiant sa sangle, les regarda s’éloigner et sortir de la clairière.

— Ils ont l’air heureux tous les deux, dit-il pensif.

— Je me demande de plus en plus, fit Cadfael, comment ce garçon a pu aboutir dans un monastère.

— Et vous, alors ! lança Urien, le pied à l’étrier. Venez, si vous voulez voir le pays, on va suivre un peu la vallée, et je vous laisserai aux collines.

 

Ils se séparèrent au sommet d’une éminence, parmi les arbres, d’où un pli de terrain leur révélait l’attelage de tout à l’heure – qui continuait obstinément à ouvrir un second sillon dans le prolongement du premier au-dessus du sol riche de la vallée. Dans une journée cela représentait un travail prodigieux.

— Votre prieur ferait bien de prendre modèle sur ce jeune homme, dit Urien, en s’en allant. La persuasion réussit mieux que la contrainte dans ce pays. Mais étant gallois vous-même, vous savez cela comme moi.

Cadfael le regarda s’éloigner le long du sentier, puis il disparut parmi les arbres. Il revint alors vers Gwytherin, mais il descendit vers la rivière et à l’orée de la forêt, il s’attarda, à l’ombre d’un chêne, à regarder les prairies ensoleillées et le ruban brillant de la rivière, là où l’attelage peinait le long du dernier sillon. Le laboureur était brun, râblé, solide, avec des fils d’argent dans ses mèches emmêlées, mais le conducteur était grand, mince, avec des cheveux bouclés d’un blond très clair, qui lui descendaient sur le cou et que la sueur collait à son front. Il marchait à reculons sans un regard en arrière, d’un pas sûr et gracieux. Sa voix rauque et fatiguée, et cependant claire et gaie, était plus efficace que l’aiguillon, et il parlait doucement aux bêtes, comme s’il s’agissait d’êtres humains. Il était évident qu’elles auraient fait n’importe quoi pour lui. Quand ils eurent fini, le garçon passa le bras autour de l’encolure du boeuf de tête et caressa l’autre entre les cornes.

— Bravo, s’exclama Cadfael. Mais mon ami, comment es-tu arrivé ici ?

Quelque chose de petit, rond et dur tomba d’entre les feuilles au-dessus de lui, juste au milieu de sa tonsure. Il porta la main à sa tête, et dit quelque chose d’inattendu pour un moine. Mais il ne s’agissait que d’un gland de l’année précédente, tout desséché par l’hiver et dur comme un caillou. Il leva les yeux vers le feuillage, déjà épais et virant au vert brillant, et il lui parut que le mouvement des feuilles, alors qu’il n’y avait plus de vent, ne relevait plus seulement de la chute de ce souvenir d’une année défunte. Le mouvement cessa aussitôt et ce calme, par contraste, lui parut également dû à la prudence, et peu naturel. Cadfael fit semblant de s’éloigner et, contournant d’épais buissons, revint voir si le poisson avait mordu.

Un petit pied nu, à peine taché de mousse et d’écorce, aux orteils tendus pour se poser sur le tronc, sortit des branches. Son compagnon, cambré au bout d’une longue jambe fine, apparut comme le garçon se préparait à sauter. Cadfael, fasciné, détourna soudain les yeux, et tourna le dos, en souriant ; finalement il ne s’éloigna pas, contournant de nouveau les buissons il réapparut innocemment alors que l’oiseau venait de sortir du nid. Il ne s’agissait pas d’un garçon, comme il l’avait cru d’abord, mais d’une fille, fort jolie qui plus est, debout dans l’herbe, très digne ; ses jupes noblement disposées autour d’elle dissimulaient même ses petits pieds nus.

Ils se regardèrent avec curiosité, sans aucune gêne. Elle avait dix-huit ou dix-neuf ans, peut-être moins, car sa façon de se tenir, pleine de fierté lui donnait de la maturité, bien qu’elle vînt de sauter d’un arbre. Elle était déchaussée, elle était décoiffée, mais elle n’était pas fille de serf. Tout en elle montrait qu’elle avait conscience de sa valeur. Sa robe était de bonne laine bleu tendre, avec des broderies au cou et aux manches. Aucun doute, elle était très belle. Elle avait un visage ovale, aux traits énergiques ; ses cheveux moutonnant sur ses épaules étaient presque noirs, avec cependant une nuance rousse à la fois sombre et lumineuse où jouait la lumière, et ses grands yeux aux longs cils qui se posaient sur Cadfael avec franchise avaient presque la même couleur noire, lumineuse comme des éclats de mica dans les galets d’une rivière.

— Vous êtes un des moines de Shrewsbury, dit-elle avec assurance, s’exprimant aisément en anglais, au vif étonnement de Cadfael.

— En effet, répondit-il. Mais comment avez-vous fait pour nous connaître si vite ? Il ne me semble pas vous avoir vue parmi ceux qui passaient devant le jardin de Huw, pendant que nous parlions. Il y avait une très jolie fille dont je me souviens, mais pas avec des cheveux noirs comme les vôtres.

Elle sourit, d’un sourire enchanteur, soudain et radieux.

— C’était sûrement Annette. Mais tout le monde à Gwytherin sait déjà qui vous êtes et ce que vous êtes venu faire. Le père Huw a raison. Vous savez, ça ne va pas nous plaire, déclara-t-elle, le mettant en garde avec sérieux. Pourquoi vouloir emmener sainte Winifred ? Elle est ici depuis si longtemps, et personne ne s’est soucié d’elle jusque-là ! Ça ne se fait pas entre voisins, ça n’est pas honnête.

Elle s’exprimait en termes choisis, se dit-il, et il en fut surpris. Cette petite Galloise utilisait l’anglais comme sa langue maternelle, ou comme si elle l’aimait particulièrement.

— A dire vrai, je pense comme vous, admit-il tristement. Quand le père Huw a parlé pour sa paroisse, j’ai eu envie d’abonder dans son sens, je l’avoue.

Du coup, elle lui lança un regard vif, plein d’une prudence nouvelle comme si elle avait un doute ou un soupçon. Celui (ou celle) qui l’avait informée avait vu tout ce qui s’était passé dans le jardin du père Huw. Elle se tut et réfléchit un instant puis reprit soudain en gallois.

— C’est vous qui parlez notre langue, et qui avez traduit ce qu’a ait le père Huw, et cela semblait, curieusement, l’ennuyer beaucoup. Vous savez le gallois ! Vous me comprenez en ce moment.

— Mais moi aussi, je suis gallois, mon petit, reconnut-il doucement, je ne suis qu’un Bénédictin plus très jeune, et je n’ai pas oublié ma langue natale, j’espère. Mais ce qui m’étonne c’est que vous parliez anglais aussi bien que moi, en plein pays de Rhos.

— Oh non, dit-elle, sur la défensive, je ne le connais pas bien. Je l’ai utilisé pour vous, parce que je vous croyais Anglais. C’est bien ma chance de tomber sur vous !

Pourquoi était-elle aussi gênée qu’il fût bilingue ? se demanda-t-il. Et pourquoi ces regards furtifs qu’elle jetait vers la rivière, brillant à travers les arbres ? Lui lançant aussi un coup d’oeil rapide, il vit le grand jeune homme blond, le conducteur d’attelage, qui n’était sûrement pas gallois, s’éloigner de ses boeufs et patauger dans la rivière, faisant jaillir des gerbes d’écume. La jeune fille s’était cachée dans cet arbre d’où elle voyait parfaitement les laboureurs. Et elle était redescendue dès qu’ils eurent terminé !

— Je ne veux plus qu’on sache que je parle anglais, dit-elle, suppliante. Ne le dites à personne !

Elle souhaitait qu’il s’éloignât tout en lui demandant d’être discret, c’est donc qu’il la dérangeait par sa présence.

— J’ai connu les mêmes problèmes, dit-il pour la réconforter, quand je me suis essayé à l’anglais. Je ne parlerai de rien. Et maintenant, il va falloir que je rentre, sinon j’arriverai en retard à vêpres.

— Dieu soit avec vous, mon père, dit-elle rayonnante et soulagée.

— Et avec vous, mon enfant.

Il s’éloigna en s’arrangeant pour passer par un chemin qui lui éviterait de rencontrer le jeune homme blond. Elle le suivit des yeux un long moment, avant de courir à la rencontre du conducteur d’attelage qui rejoignait la berge dans une grande gerbe d’eau. Cadfael se dit qu’elle s’était parfaitement rendu compte de ce qu’il avait observé et compris, et que sa discrétion lui avait plu et l’avait rassurée. Une Galloise d’un bon milieu, avec de la broderie sur sa robe, avait bien raison d’y aller doucement quand elle retrouvait un étranger, un homme sans racines ni famille dans une société fondée sur le clan, où l’on vous considère comme dépourvu de moyens d’existence si vous n’avez pas de parents. Il était pourtant beau et agréable ce garçon, il savait travailler et il aimait ses bêtes. Cadfael, sûr d’être à couvert parmi les buissons, se retourna et vit les deux jeunes gens se rapprocher, heureux, immobiles : ils ne se touchaient pas, comme paralysés de timidité. Il évita de se retourner de nouveau.

« Maintenant, songea-t-il en revenant vers l’église de Gwytherin, il faut que je trouve quelqu’un de sympathique, qui connaisse tout le monde dans la paroisse, sans avoir à les aider à porter leurs péchés. Un brave compagnon de taverne, plein de bon sens, voilà ce qu’il me faut. »

Trafic de reliques
titlepage.xhtml
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm